La djiguitovka
Au départ de la djiguitovka, il y a les djiguites, des cavaliers exceptionnels qui se distinguaient des autres par leur virtuosité et qui ont été si bien décrits par Joseph Kessel. Cet art équestre, preuve de virilité chez les peuples du Caucase, était une façon d’exhiber sa force et son agilité tout en s’entraînant et en aiguisant les capacités de son cheval. La djiguitovka était une épreuve de bravoure, d’habileté, de sang-froid, qui, à travers des exercices de haute voltige, consistait à sauter et descendre de cheval sans selle, de franchir des obstacles dans des positions acrobatiques ou d’attraper un mouchoir au vol posé à même le sol. Au combat, cette maestria devenait un art guerrier, une façon d’impressionner l’ennemi, de le surprendre et de le narguer en lui montrant ce dont un Cosaque était capable à cheval.
D’abord pratiquée par les Cosaques du Terek et du Kouban, la djiguitovka se répandit dans les régiments du Don, puis fut adoptée par toutes les armées cosaques. Elle était dispensée à tous les hommes, et tous, sans exception et dans la mesure de leurs moyens respectifs, devaient s’astreindre à des entraînements réguliers.
Ces épreuves, à mi-chemin entre les entraînements militaires et les jeux d’habileté, devinrent des compétitions entre cavaliers et les Cosaques instaurèrent des joutes, durant lesquelles les djiguites s’affrontaient, se lançaient des défis et rivalisaient d’adresse. Issus du combat, leurs exercices se compliquèrent pour les besoins du spectacle, et l’on corsa volontairement la compétition en limitant la longueur des pistes et en multipliant les acrobaties.
Les exercices suivants étaient les plus classiques et tous devaient s’exécuter au grand galop:
  • - Sauter à terre et remonter sur le cheval en alternance, avec ou sans selle.
    - Ramasser de menus objets posés à terre, en prenant garde à ne pas faire chuter le cheval par des mouvements trop brusques et tout en ne se baissant qu’à l’ultime seconde.
    - Porter un coup de sabre ou lancer son javelot dans une cible en sautant un obstacle.
    - Lancer son javelot dans une cible.
    - Emporter un homme au passage, qui se mettra en croupe en s’aidant de l’étrier.
    - Ramasser un blessé et le mettre en selle, tout en prenant place soi-même en croupe.
    - Arrêter brusquement son cheval et le faire se coucher.
    - Se mettre debout sur la selle et faire usage de ses armes tout en dirigeant le cheval d’une main.
    - Se retourner sur la selle face à l’arrière et se servir de ses armes.
    - Tenir en équilibre la tête en bas et les pieds en l’air sur l’encolure du cheval.
    - Se tenir à deux sur le même cheval, l’un tenant l’autre sur les épaules, lequel manie ses armes.
    - Mener deux ou trois chevaux de front et passer de l’un à l’autre au galop.
Après la révolution et la guerre civile qui s’ensuivit, lorsque les Cosaques prirent la route de l’exil, la djiguitovka devint pour certains d’entre eux l’unique moyen de gagner leur vie. Car la plupart, bien-sûr, ne savaient rien faire d’autre que la guerre et monter à cheval. Et le coup de chance, dans cette existence vouée à la misère, fut que rapidement Paris s’enticha de ces Russes exilés, de ces Slaves au caractère brûlant et extrémiste qui apportaient la touche exotique qu’il fallait pour embraser les nuits parisiennes.
Dès lors, les cafés et les boîtes de nuit devinrent les lieux à la mode, vibrant sous les voix tsiganes et les cris sauvages des danseurs de lezguinka. Et les plus beaux, les plus fous, les plus brillants de ces Russes désespérés furent les Cosaques. C’est ainsi qu’un jour de 1925, l’ex-ataman Vassili Pakhomoff présenta le premier spectacle équestre avec l’élite des cavaliers russes, devenus célèbres dans le monde entier depuis la défaite de Napoléon.
Soir après soir, les djiguites enflammèrent l’imagination du public parisien et les spectacles se jouèrent tous à guichets fermés. C’est là que l’on vit pour la première fois des cavaliers assez fous pour passer sous le ventre de leurs chevaux et sous leur encolure au grand galop, des pyramides à plusieurs étages et des charges effectuées la tête en bas et les pieds au ciel.
S’ensuivirent des tournées européennes, puis mondiales, et finalement le cinéma, avec le doublage des scènes équestres dans les films adaptés des livres de Kessel. Par la suite, les propres fils du chef cosaque prirent le relais, et parmi eux Pierre Pakhomoff (ci-contre et ci-dessus), formé dès son plus jeune âge à la prestigieuse discipline de ses ancêtres, et qui sut admirablement rendre témoignage de cette Profession cosaque dans un livre riche en anecdotes et en émotion.
Avec lui, devenu «Cosaque de métier», comme il se définit, on comprend le caractère unique de cette discipline, trop souvent caricaturée aujourd’hui par de pseudo-cavaliers prétentieux.
Car au fil des ans, faute de vrais pratiquants, la djiguitovka s’est vidée de sa substance. Son essence s’est diluée dans une voltige équestre qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était. Même en Russie, où les descendants des Cosaques tentent de la faire revivre, elle a perdu toute consistance. En Occident, c’est pire encore, où d’obscurs cavaliers d’opérette, des cow-boys de banlieue affublés de toques de mouton et vêtus de pseudo-parures cosaques, plagient lamentablement ces nobles guerriers, poussant parfois plus loin encore l’imposture en affirmant d’aberrantes contre-vérités sur la djiguitovka.

Mais c’est oublier que la virtuosité djiguite se mérite à coup de sacrifices et d’obstination et ne s’offre pas au premier venu. L’art équestre des Cosaques est ainsi à mille lieues de spectacles comme la Bataille du donjon, au Puy-du-Fou, ou les représentations de Bartabas, grand-maître autoproclamé des écuries de Versailles, et qui tous proposent régulièrement des exercices de voltige empruntés aux Cosaques et qui sont les parfaits exemples du pâle résultat que parviennent à obtenir ceux qui singent la djiguitovka devant un public sans référence…

La djiguitovka, héritage de plusieurs siècles de traditions, ne s’acquiert pas comme une simple technique mais possède une âme. Elle est une danse du corps et de l’esprit, une chorégraphie imprégnée des libertés cosaques et du vent de la steppe, une dimension particulière née de la communion entre l’homme et son cheval. Comme les Cosaques en tant que peuple, les djiguites se sont fondus dans l’histoire et seules quelques traces éparses nous rappellent leur mémoire.